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l'imagination au pouvoir
19 février 2019

clin d'oeil roumain

Réminiscences.

 

L’aéroport de Bucarest grouillait de monde. Il y avait un bruit de fond considérable. Pourquoi personne ne vient-il me chercher ? Suis-je éloignée de mes cousins à ce point ? Heureusement, Silvia connaissait les lieux. Elle alla droit où récupérer ses bagages, gênée par son sac à main immense. Encore heureux que je puisse dormir chez Anca. En Roumanie, on fait moins de façons qu’en France. Silvia reprit sa valise, de mauvaise humeur. Qui est cette dame aux yeux verts avec autant de charme, et qui court comme ça ? Oh ! Ah, ces talons mesdames, ces talons. Merci monsieur, joli sourire, c’est reparti. Je connais les lieux. D’ailleurs, voici les taxis. Revoir une ville qu’on aime. Bucarest. Tout date. Paul Morand. Et ce crétin de chauffeur qui me demande si je suis roumaine.

-          Moi non, mais ma mère, si. Calea Victoriei, s’il vous plaît. Et ne trainez pas, j’ai à peine le temps !

-          Ces étrangers, toujours pressés…

Voilà. En deux secondes, étiquetée étrangère. Reprendre un autre rythme, aller lentement sur une des plus grandes artères de Bucarest, là où j’allais en vélo au milieu des R12, cheveux au vent. Maman qui disait « Non, pas trop vite, attention ». Essuyer une larme d’émotion.

-          Ça va ?

Tiens, il est compatissant. Il ne faut pas pleurer. Le taxi dépose Silvia à cinq cent mètres de chez Anca, sa cousine. Marcher dans des lieux connus, retrouver ses sensations d’enfance. Si je n’avais pas épousé Julien, je serais toujours roumaine. Peut-être même serais-je établie là, en Roumanie. Pour quelle existence ? Anca serra Silvia dans ses bras.

-          J’ai fait les sarmale que tu aimes. La recette de maman.

Anca. La seule à avoir perpétué les recettes familiales. Tante Clara les tenait de leur grand-mère. Silvia se serait damnée pour les sarmale familiales. Elle ne savait pas les faire aussi bien, n’avait pas les bons produits, chez elle, en France. Chez moi ? Où suis-je chez moi ? Silvia se reprend. Goûter une recette oubliée.

-          Viens, viens, dit encore Anca.

-          Je voudrais déposer ma valise.

-          Je t’en prie. Tu sais où c’est.

Ça commence. Anca veut bien rendre service, mais pas trop quand même. Pourtant c’était une femme hospitalière. En fait, plus exubérante qu’autre chose. Elle aimait les grandes tablées, mais ce jour-là il n’y avait que trois couverts. Elle expliqua à Silvia que son cousin Vlad allait venir. Vlad ! Son cousin préféré. Il le sait, il veut voir Silvia, c’est sûr. Elle n’est là que pour trois jours, il ne voudrait pas rater ça. LEUR chemin enneigé, encore à cette époque de l’année, en mars, où ils filaient en courant, tombaient, se relevaient rieurs. Silvia s’en souvenait, avait hâte de voir Vlad. Elle ne l’avait pas vu depuis très longtemps. Elle venait à Bucarest pour son nouveau roman, écrire sur cette ville, ses environs. Ce chemin enneigé où elle s’amusait avec Vlad. Tout à coup, elle se mit à demander comment avait été l’hiver.

-          Pas pire que d’habitude.

-          Il y a encore de la neige ?

-          Peut-être. Tu peux aller en forêt. Avec Vlad.

Courir dans la neige. Les deux cousines se comprirent.

-          Le printemps compte toujours autant, pour moi, avoua Silvia.

-          Alors c’est bien vrai que cette saison est agréable, en France ?

-          Oh, en général il pleut beaucoup.

Silvia donnait le change. Elle lança un regard un peu morose à Anca, alla poser sa valise dans la chambre d’amis. Elle en sortit des cadeaux pour sa cousine, la famille, et revint dans la pièce à vivre. Vlad arriva peu après. Les deux femmes parlaient du passé. Silvia était un peu triste, à cette évocation.

-          Silvia !

Quand le cœur fait des bonds. Retrouver quelqu’un qu’on aime. Vlad étouffa sa cousine contre lui. Un grand gars costaud, avec une lueur malicieuse dans le regard. Mon Dieu, que c’est bon de le retrouver, lui. Silvia avait le nez dans son cou. Anca disparut, revint avec l’apéritif.

-          A nos retrouvailles ! lança Vlad.

-          A Silvia !

Ils trinquèrent. Quel est ce pincement au cœur ? Silvia but, la tête ailleurs. Quelle différence entre mon intérieur français, et ce petit appartement sans prétention, sans un objet de trop. Elle se souvenait de son enfance, là, dans un appartement quelconque, à l’époque de Ceausescu. La pauvreté. Que connaissaient les filles, le mari de Silvia, de cette réalité ? Elle mesurait tout le chemin parcouru, tout le chemin qui la liait à la France. La civilisation ? Elle buvait, une larme tomba dans son verre. Aussitôt, Vlad était là.

-          Silvia, ma grande, que se passe-t-il ?

-          C’est l’émotion du retour.

En plus, le retour au roumain. Tout est si différent ! Silvia voulait écrire sur son pays. Raconter une réalité. Se raconter.

-          Il y a autre chose, devina Vlad.

Il connaissait bien sa cousine. Jouer dans les petites rues, rire ensemble. Il prit le verre de Silvia, le posa sur la table.

-          Sœurette, c’est prêt ? Je  crois que Silvia devrait manger quelque chose. Viens là, ma grande.

Dans les bras de Vlad, elle pleurait tout à fait, à présent. Elle voulait écrire ce livre. Vlad et Anca n’avaient toujours vécu qu’en Roumanie. Ils ne pouvaient pas comprendre.

-          Vous… J’ai épousé un Français. Je connais un autre pays, j’y ai ma vie. Mais… La Roumanie… Oh, Vlad, tu me manquais !

Vlad se taisait. Anca aussi. Elle servit le plat de sarmale.

-          Reviens parmi nous, dit-elle.

Essuyer ses larmes par une main trop grande. Silvia se moucha, s’assit à table. Elle n’avait pas mangé ce plat depuis une éternité. Le goût d’un pays qu’elle n’aurait pas voulu quitter. Le goût de l’enfance. Et Vlad qui est toujours là. Comme d’habitude.

-          Je comprends que ta mère soit partie, dit Anca. Ce n’était pas tenable. Nous, nous avons résisté. La Roumanie est le plus beau pays qui soit.

-          La France aussi est un beau pays. Tu t’es fait une situation je crois, Vlad ?

-          Oui. Oh, ce n’est pas fort payé, mais j’aime ce que je fais. Je travaille dans une maison de retraite.

-          Tu as toujours été très humain, Vlad.

-          Allez, remets-toi.

Le goût du chou. Ils liquidèrent le plat. Vlad invitait sa sœur à resservir Silvia. Au dessert, ça allait beaucoup mieux.

-          Pourquoi ne viens-tu pas en famille ? demanda Anca. Tu devrais faire découvrir ton pays à tes filles, ton mari.

-          Mon pays ? Mais…

Les larmes remontaient. Silvia ne savait plus se retenir. Vlad lui prit la main. La douceur d’une main tendue. Silvia ressentait une grande jalousie vis-à-vis de ses cousins, qui avaient su rester dans ce pays qu’elle aimait tant. Or Vlad venait de lui donner le bijou annonciateur du printemps, et que Silvia portait déjà au poignet, en signe d’espérance. Telles des rivières lors du dégel, les larmes de Silvia arrosaient les mains de Vlad, désolaient Anca. Ils ne comprenaient pas, se regardaient, perplexes. Pourquoi quitter « son » pays ? Quel était le pays de Silvia ? Celui de ton enfance ? Celui de sa vie de femme ? Elle ne savait pas, se sentait tiraillée. Rester ici ? Retourner auprès de son mari et de ses filles, en France ? Silvia ne savait plus. Alors elle pleurait. Où était-elle bien ? Rire et pleurer ensemble. Et puis la main de Vlad broya celle de Silvia. Malgré l’incompréhension. Un peu de réconfort.

-          Nous ne t’avons jamais laissée tomber, dit Vlad.

-          C’est vrai, reconnut Silvia.

-          Ecris ton livre. Ce sera toi. Ton expérience. Mais fais-le bien traduire en roumain.

-          Oui, murmura Silvia, mais la jalousie l’étreignait toujours, lui tenaillait le cœur.

Elle l’écrirait, ce livre, et elle le leur ferait lire. L’idée lui vint, tout à coup, de le faire en roumain, sa langue maternelle. Oui, c’était cela. Même un pays comme la Roumanie pouvait être merveilleux, parce que c’était celui de l’enfance.  Et le roumain lui permettrait de mieux l’exprimer, malgré son bilinguisme. Silvia avait même envie de rester là, pour écrire son livre, s’imprégner de nouveau de la culture roumaine. Il fallait que sa famille comprenne. Que tous comprennent. Ce déchirement. Entre un pays et un autre. Un pays, un amour. Choisir ? Ne pas choisir ? Silvia se reprit. La vie continuait. Le bijou de son poignet se défit. Vlad le lui renoua.

-          Tu l’emmèneras avec toi. Ta roumanité compte. N’oublie pas le printemps.

Et lui et Anca firent leur plus beau sourire, le plus avenant, pour Silvia. La jalousie vacilla.

-          Je le sais, que ça compte, dit Silvia, et elle prit une inspiration. J’écrirai mon livre ici. Où pourrai-je m’installer ?

Les sourires de Vlad et Anca s’élargirent.

-          Petite sœur, fit Vlad. Reste un peu. Je te trouverai un studio.

La décision de Silvia était prise. Et son mari et ses enfants viendraient pour Pâques. Plus tard, elle traduirait elle-même son livre en français. Elle passerait du temps avec les siens. Entre la France et la Roumanie.

 

© Claire M, 2011

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